RIVALITÉS ADOLESCENTES

QUAND LA SEXUALITÉ DEVIENT

UNE COMPÉTITION

La course avait commencé lors de notre rentrée en 4e, et j’en avais loupé le départ. Toutes mes copines revenaient en ayant a minima embrassé un garçon pendant les vacances. Pour la première fois, un écart se creusait entre celles qui avaient de l’expérience et celles qui étaient « en retard ». Je mourrais d’envie de gagner cette compétition officieuse, bien plus que je n’avais de désir sexuel. Et je n’étais pas la seule, même si le degré variait d’une copine à l’autre – l’une d’elle nous avouera plus tard avoir inventé un mec pour ne pas perdre la face. Des bisous baveux plein de langue en soirée, une sexualité plus performante que plaisante : j’ai fait ce que j’ai pu pour revenir dans la course. J’avais des objectifs : ne pas être la dernière à perdre ma virginité, et surtout la perdre avant le bac et mon arrivée dans les études supérieures. Après ma première expérience sexuelle, l’envie que j’ai pu lire dans le regard de certaines amies, précédemment en avance sur moi, m’a presque plus plu que l’acte en lui-même.

Si tout le monde était dans une compétition sexuelle, les obstacles étaient différents pour nous que pour nos amis masculins : il fallait de l’expérience en évitant le slutshaming. Bien que désagréable,

le sobriquet de prude était moins difficile à porter que celui de puceau, lui-même moins violent que les classiques « salope »ou « pute », rapidement attribués.

Mettre les bons vêtements, écouter la bonne musique, éventuellement fumer et boire : tout était déjà prétexte à la compétition adolescente, visant à séparer les « bébés » des cools kids. Nous avions intégré ce classement, plus ou moins consciemment, en admirant les attitudes perçues comme adultes de celles·ceux qui

Je mourrais d’envie de gagner cette compétition officieuse, bien plus que je n’avais de désir sexuel.

avaient rapidement rejeté l’enfance. La rivalité sexuelle s’installe assez naturellement au sein d’un groupe d’adolescent·es. Et tout concourt à nous faire croire à la sexualité débridée des autres – séries, films, fanfictions. Les ados cools couchent ensemble, sans se préoccuper des capotes, en jouissant dès la première pénétration, entre garçons et filles uniquement (dans la pop culture mainstream des années 2010 en tout cas). La compétition ne laisse pas la place aux questionnements plus personnels sur ce qui nous plaît ou non, d’autant plus que les rapports hétéros et le sexe pénétrant ne conviennent pas à tout le monde.

Texte : Brio ados @brio.ados       MON DICO D'ADO

Direction artistique : Nine Perrard

Illustration : Pernelle Marchand

Notre désir est directement influencé par celui des personnes qu’on admire

Mais pourquoi cette envie irrépressible d’expériences sexuelles qui ne nous intéressent pas forcément ? René Girard1, philosophe et essayiste français, théorise ce désir de ce qu’ont les autres et le nomme « désir mimétique ». Notre désir dépend des autres, car il est directement influencé par celui des personnes qu’on admire.  Tout le monde a besoin d’un·e modèle pour savoir « quoi » désirer. Cela signifie que le désir d’avoir – un objet, mais aussi une relation, une expérience – est en vérité un désir d’être. Dans le cas des relations sexuelles à l’adolescence, c’est le désir d’être adulte. Et être adulte, ce serait baiser.

Au delà de la théorie, le sexe reste plus ou moins inconnu jusqu’alors. La curiosité joue un grand rôle dans l’expérimentation, parfois nécessaire pour savoir ce qui nous plaît ou non.

Mais – heureusement ! – cette compétition n’a pas vocation à durer toute la vie. Certain·es se croiront toujours supérieur·es et peuvent rabaisser plus ou moins

consciemment, parfois sous couvert d’être sexpositif·ve2. Mais on le vit mieux. Comment ça, t’as jamais fait un plan à 3 ? T’es trop fermée d’esprit ? Non, ce n’est juste pas mon truc. L’avantage, c’est que cette phrase est nettement plus facile à dire lorsqu’on sait ce que c’est, son truc. Être adulte, ce serait plutôt savoir ce qu’on veut.

Quid des répercussions à long terme sur notre sexualité ? Dans mon cas, peu de regrets, si ce n’est d’être rentrée dans le jeu plutôt que d’avoir écouté mon corps et mes envies. Les conséquences pour d’autres ont été bien pires : rapports à risque, mal-être, remise en question de leur orientation sexuelle. Les grand·es gagnant·es de la course restent encore ceux·celles qui savent que la sexualité n’est pas (et n’a pas vocation à être) une compétition.

1. Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard, 1977.

2. Le mouvement sexpositif promeut la liberté et l’expression sexuelles.

Rivalités adolescentes